Mesurer, dénombrer, quantifier sont des tâches essentielles pour pouvoir faire avancer la réflexion, établir un discours rationnel et convaincre.
Mais les chiffres, quels qu’ils soient, ne se suffisent pas à eux-mêmes. Tout nombre est à prendre dans un contexte, Tout nombre est construit, et les choix de construction doivent être transparents sinon apparents. La représentation des nombres est aussi l’objet de choix qui peuvent influencer leur lecture.
Plusieurs exemples dans l’actualité récente montrent que la culture du nombre le laisse trop souvent incontesté.
1. Tout nombre est à prendre dans un contexte.
J’ai vu à plusieurs reprises ces derniers temps la promotion d’un livre et un site qui montrent les progrès accomplis ces dernières décennies, sinon au XXe siècle. Je ne cherche pas à contester les chiffres qu’ils donnent. Le problème est le message politique que ces chiffres donnent l’impression de servir: “tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, regarder les progrès que nous avons faits, vous devriez tous vous en réjouir, et il ne faut rien changer au système puisqu’il fonctionne aussi bien”.
Avoir des chiffres de diminution de la pauvreté absolue ou extrême au niveau mondial, c’est sans aucun doute très positif, Cela n’empêche que d’un point de vue relatif, une large partie de la population ait pu voir sa situation stagner, voir se dégrader. Les salaires réels n’ont pas augmentés depuis 3 ou 4 décennies aux Etats-Unis. L’espérance de vie aux Etats-Unis traîne loin derrière les autres pays développés, elle a même diminué pour la première fois. Quand j’étudiais la démographie, on disait que les seuls pays pour lesquels l’espérance de vie diminuait étaient les pays en guerre ou en profonde détresse économique (Russie post-soviétique). Comment expliquer que la première puissance du monde, le pays le plus riche du monde voit son espérance de vie diminuer en tant de paix (ce ne sont pas les morts des soldats engagés dans les opérations à l’étranger qui ont conduit à la diminution de l’espérance de vie)?
Plusieurs leçons à tirer de là:
- chiffres absolus versus relatifs: niveau absolu de pauvreté vs %age de répartition des richesses
- chiffres portant sur de large ensembles peuvent cacher de considérables variations de situations, et en eux-mêmes n’avoir que très peu de sens.
- le choix même de ou des indicateurs est essentiel, et il faut toujours comparer plusieurs types de chiffres pour avoir une compréhension plus profonde et détaillée d’un phénomène.
2. … et le contexte peut varier.
Un phénomène mental a été mis en lumière en neuropsychologie, qui montre que nous changeons nos critères de jugements en fonction des cas que nous avons à juger.
L’expérience était la suivante: une personne doit juger quelles couleurs sont bleues parmi une série de couleurs qui lui ai présentée. Quand il y a un nombre importants de bleus qui apparaissent, la personne va faire la distinction avec des nuances proches du bleus, mais différences, comme le mauve ou le violet. Si le bleu devient très rare, les personnes vont étendre leur définition du bleu et vont inclure les nuances qu’auparavant elles jugeaient ne pas être bleues.
Ce même phénomène a été observé avec des personnes chargées de juger du caractère éthique ou non de projets de recherche. Quand le nombre d’applications non éthiques s’est trouvé très restreint, les juges ont commencé à appliquer des critères de plus en plus stricts, et en sont venus à rejeter des projets qui pourtant étaient tout à fait corrects éthiquement parlants.
Tout se passe comme si on devait absolument trouver des exemples de ce que l’on cherche, et que l’on est prêt à faire évoluer la définition de ce qui est recherché, pourvu qu’on trouve quelque chose.
Cette ré-évaluation des critères en fonction du contexte peut tout à fait faire sens dans un certain nombre de circonstances: par exemple, dans un service d’urgence, où le triage va se faire en fonction des cas présents à un moment donné.
Quand on prend des chiffres absolus, ou que l’on mesure le taux de pauvreté absolue sur une longue période historique, on ne ré-évalue pas les critères en fonction de la prériode dans laquelle on vit maintenant. On continue à utiliser les critères qui avaient lieu d’être il y 10, 20 ou 100 ans. C’est une bonne chose de voir le progrès accompli. Cela n’est pas un raison pour s’en satisfaire et rester sur ses lauriers.
Il est naturel d’être de plus en plus exigeant, et par exemple, de faire évoluer la notion de violence.
La violence physique a considérablement diminué dans l’histoire, et nous vivons dans une société très sécure selon les critères de l’Antiquité ou du Moyen-Age. Mais nos contemporains n’ont bien sûr pas ce recul historique. Ils ne comparent pas leur situation aux serfs du Moyen-Age, ou aux esclaves de l’Antiquité. Plusieurs phénomènes se combinent pour faire de la violence aujourd’hui un problème majeur: parce qu’elle est plus rare, elle en devient plus sérieuse et proéminente; la notion de violence s’est élargie pour inclure des violences psychiques, émotionnelles, sociales. Cela ne signifie pas que ces violences n’existaient pas auparavant, mais elles n’étaient pas comptabilisées, tant la violence physique primait sur les autres formes de violence. Enfin, les médias se font plus volontiers écho des violences, que des choses qui vont bien, et nous avons un biais de représentations.
3. Tout nombre est construit
Les politiques et économistes se concentrent sur le Produit Intérieur Brut, et son évolution (la fameuse croissance). Mais cette mesure est depuis longtemps critiquée. Elle est supposée prendre en compte toute la production de richesse d’un pays, mais tout le travail bénévole n’est pas comptabilisé, même s’il produit des services indispensables. A l’inverse, le travail nécessaire pour reconstruire suite à une catastrophe naturelle ou une guerre va apparaître comme positif, même s’il s’agit de compenser une destruction de richesse.
Le Bouthan a introduit un nouvel indicateur basé sur une notion de bonheur (happiness). Il est bien sûr difficile de définir, et encore plus de comptabiliser, quelque chose comme le bonheur. Mais d’autres indicateurs existent, ou des panoplies d’indicateurs pour prendre en compte de multiples dimensions.
L’avantage et le problème des nombres, c’est la possibilité de tout réduire à un seul chiffre (l’IDH, le coefficient de Gini). Cela paraît rendre les choses plus claires, plus facile à comparer et manipuler, mais la complexité a du sens, qui est perdu à force de tout vouloir synthétiser.
Piketty dans le Capital au XXIe siècle explique très bien pourquoi il n’utilise pas le coefficient de Gini ou autre ratio pour analyser l’évolution des inégalités: l’image que ces indicateurs donnent des inégalités est trop incomplète pour permettre de les analyser correctement au regard de l’histoire et de comprendre les moteurs de distribution / répartition des richesses.
Cela ne veut pas dire qu’il ne faut jamais utiliser de tels nombres, cela signifie simplement qu’il faut les utiliser à bon escient, et avoir bien conscience, lorsque qu’on utilise un nombre / indicateur quel qu’il soit, de sa définition et de ses limites, de ce qu’il est possible de conclure à partir d’un tel chiffre ou série de chiffres, et de ce qui n’est pas représenté ou détaillé.
4. Les choix de représentation des nombres peuvent avoir un impact considérable sur leur interprétation
Pour une même série de chiffres, le choix de la représenter sous forme de graphique avec telle ou telle échelle (log ou normale par exemple), ou pour une représentation cartographique le choix de faire des aplats de couleurs ou une série de points colorés proportionnels à la quantité, ou encore une anamorphose, tous ces choix peuvent changer considérablement la lecture d’une carte.
Pour s’en convaincre, il suffit de comparer ces deux cartes:
http://time-static-shared.s3-website-us-east-1.amazonaws.com/interactives/real_trump_map/pdf/map.pdf
En conclusion: les chiffres sont indispensables pour l’étude d’un phénomène, il faut cependant veiller à qui les utilise, dans quel contexte, quel est le message qu’ils servent, réfléchir à quels autres chiffres / indicateurs pourraient être utilisés pour représenter le même phénomène, et comprendre les choix que l’auteur ou le promoteur des chiffres a fait en fonction de ses choix idéologiques. Bref, faire preuve d’esprit critique vis-à-vis des chiffres, comme de toute autre type d’informations.