La différence fondamentale de l’humanité par rapport aux animaux correspond à la capacité de production et manipulation de représentations abstraites du monde physique (réalité extérieure) et de nos émotions (réalité intérieure), puis dans une boucle qui allait devenir sans fin de représentations de nos représentations.
Nous sommes ainsi entrés dans un palais des miroirs avec des visions de plus en plus éloignées et déformées de la réalité par le système d’analogie mis en place.
Cette séparation est le mieux comprise par comparaison avec l’animal, absorbé dans le présent, aux sens aiguisés qui le maintiennent en contact étroit avec le monde et tout ce qui se passe autour de lui, parce que sa survie en dépend.
L’humain par comparaison, on peut l’imaginer, non sur les épaules d’un géant, mais au sommet d’un échafaudage tellement haut et tellement étendu qu’il ne perçoit plus le sol ni les montagnes au loin. Il est entouré par ses propres contructions intellectuelles et/ou tangibles. Constructions tangibles n’étant que la solidification de ses propres idées. Ainsi séparés par des degrés de plus en plus nombreux de la réalité, l’homme se sent fragmenté. déchiré entre ce qu’il est, un animal, et le système de représentations qu’il a créé.
Il cherche par conséquent une forme de transcendance:
- soit une forme de transcendance “par le haut”: échapper à sa forme physique, d’où viennent toutes les spiritualités et religions faisant référence à un ou des esprits, un ou des dieux, à un ou plusieurs au-delàs.
- soit une transcendance “par le bas”, voir le buddhisme et le zen, où il s’agit de voir les illusions pour ce qu’elles sont (et en premier ou dernier lieu, le moi, ego).
La manipulation des représentations ne s’est jamais révélée effective tant qu’un système / une méthode n’avaient pas été inventée pour les rattacher à la réalité. Tant que l’idéologie primait. La science, la méthode scientifique, a permis de tester les représentations construites au regard du monde réel et de les rejeter si elles ne correspondaient pas à la réalité.
De par leur ancrage étroit avec la réalité, les sciences ont pu progresser, se développer, sans pouvoir toutefois se débarasser complètement des représentations idéologiques, en partie toutes celles qui ont trait à la morale, au comportement des hommes en société, au fonctionnement des sociétés elles-mêmes.
Le système opératoire ici est d’une essence différente comparée à la nature dont s’occupent les sciences. Les sociétés et les hommes (en tant qu’êtres intelligents) sont faits de représentations et jeux de miroirs infinis. Pour comprendre un fonctionnement social dans son ensemble, il faudrait pouvoir identifier l’origine puis retracer le parcours de toutes les représentations qui la constituent.
Ceci est d’autant plus difficile, voir impossible que tout homme est prisonier de ces propres représentations, incapable de les voir comme telles car elles sont constitutives de sa manière même de voir. Le miroir ici est utile à condition qu’il soit en décalage: la fameuse distance du regard ethnographique. Non pas que l’ethnographe est mieux à même de “connaître” une population étrangère, mais que, plonger dans un milieu étranger, il va pouvoir identifier en lui-même ses propres représentations. Il va aussi peut-être servir de miroir à l’autre, qui pourra s’y reconnaître et se raconter: parce qu’une oreille est là, créer le récit, rationaliser ce qui était jusque-là une partie intégrante de l’être et non réfléchi.
Les hommes, cherchant le système opératoire du monde, ont créé de multiples représentations auxquelles ils ont donné une existence physique par leurs mots et leurs langues, rituels et constructions, livres et institutions. Oubliant que des hommes précédents les avaient créées, des hommes à nouveau se sont lancés dans la recherche du système opératoire de ces éléments de la réalité physique construits par d’autres.
Utiliser “système opératoire” est peut-être / sans doute l’ultime ironie dans la mesure où il s’agit d’une analogie avec l’une des constructions les plus puissantes et omniprésentes aujourd’hui: l’ordinateur.
Parenthèse sur la recherche de transcendance
Il semble qu’une 3e voie de transcendance se dessine, ou peut-être juste un prolongement de la 1ère: des mondes ou réalités virtuelles.
Au travers des jeux et des avatars, quantité d’humains apparaissent détacher de leur contingence physique pour les quelques heures qu’ils passent dans ces mondes. Dans des cas extrêmes, des personnes sont mortes de malnutrition devant un jeu. Plus prosaïquement, une quantité non négligeable de jeunes gens (en particulier masculins) se trouvent sans emploi et sans grande emprise dans la vie mais les études ne montrent pas le niveau d’insatisfaction auquel on pourrait s’attendre. Les jeux compensent l’absence de réalisation concrète, en donnant la sensation de progrès, de réussite et de pouvoir au travers de personnages qui sont pratiquemment tout puissants dans leur environnement.
Ceci dit, il semble aussi que cela ne soit pas entièrement suffisant et que nombre de ces jeunes gens soient frustrés sexuellement au point de devenir des “incels”. La réalité du besoin sexuel est assez forte pour percer le miroir aux alouettes des jeux. Au Japon, au contraire, la sexualité est perte de vitesse, et la transcendance par l’univers virtuel est peut-être plus avancée.